Asgar.

Est-ce si important de savoir d'où l'on vient ? Dans certains cas, ne serait-il pas plus judicieux d'ignorer son passé, de tout recommencer, comme si de rien n'était ? Pourtant, dans certain cas, ce passé nous a tellement marqué, nous a tellement formaté, qu'un retour en arrière n'est même plus envisageable. Lorsque nous avons vécu toute notre vie en pensant qu'il en serait ainsi pendant encore le reste de cette même vie, on se retrouve vite désemparé quand le changement opère. Certains saisiront leur chance et changeront du tout au tout, du moins, ceux qui en seront capables. Les autres ? Ils continueront comme si de rien n'était. Pourtant, rien ne les y obligerait. Rien, mis à part l'habitude. Asgar est de ces derniers. De ces derniers qui ont pris l'habitude de vivre d'une certaine manière, au point d'en faire un mode de vie dont il est tout bonnement incapable de se détacher. Asgar est de ceux qui ne se sont pas contentés de vivre leur passé, mais de ceux qui se sont vus imprégnés, changés, bouleversés, par leur passé, au point qu'un retour en arrière n'est même pas envisageable.

Tout a commencé lorsqu'il est né. Rien ne permettait de savoir qu'il deviendrait le monstre que beaucoup décrirait aujourd'hui comme le chien de l'enfer, plus cruel encore que cerbère, plus dangereux qu'un tigre, un humain ou une catastrophe naturelle. Rien ne prédestinait ce chien à devenir ce qu'il est devenu. Et pourtant, un humain allait tout changer. Né d'une portée désirée par un humain désireux de se faire de l'argent bien plus que de se soucier du devenir des vies qu'il avait créées, il se retrouva rapidement séparé d'une mère faible et emmené bien loin d'elle. Il n'avait que quelques jours, au plus quelques semaines. Une nouvelle chance de bien tomber vous direz. Et pourtant, le peu de chaleur qu'était sa mère et ses frères et soeurs disparurent, laissant place à un vide et un froid glacial. Élevé dans un trou noir ridicule, vivant dans ses propres déjections, nourris à l'occasion d'une nourriture infâme et écoeurante jetée à même le sol, il survit néanmoins. Le ciel lui avait offert une chance, ni la première, ni la dernière et pourtant bel et bien une chance de trop. Malgré ces traitements qu'on lui infligeait, il n'en tenait jamais rigueur à personne, se contentant de manger lorsqu'il le pouvait et de profiter en toute placidité d'une présence fantôme.

Puis un jour, le monde changea. De l'ombre, il passa à la lumière. La créature à deux pattes qui l'avait nourri jusque là paru devant ses yeux. Impressionné et un peu sur ses gardes, Asgar, alors âgé de quelques mois, eu un premier contact visuel avec cet être différent de lui. Passant outre cette crainte, il osa même approcher. Erreur. Le coup qu'il reçu dans le flanc et qui l'envoya valsé en fut la preuve idyllique. Ce jour marqua le début d'un tournant. C'est a compté de ce jour qu'il laissa la cavité sombre derrière lui et qu'il put découvrir les joies d'effleurer le sol des coussinets. Un sol boueux, sans la moindre touffe d'herbe à l'horizon et une lourde chaîne entravant le moindre de ses mouvements, mais il touchait enfin le sol. La joie qu'il avait ressentie avait été si intense. Il se rappelle qu'il avait tenté de courir, d'actionner ses pattes rapidement, mais qu'il n'avait pu déplacer sa chaîne que de quelques centimètres. C'est ainsi que commença son entraînement. En l'espace de quelques mois seulement, il grandit comme jamais, reçu plus de nourriture que jamais, côtoya l'étrange créature marchant sur deux pattes qui n'avait cessé de réellement lui donner des coups, il fut même contraint de tracter de lourde charge, rester suspendu à la seule force de ses crocs à des morceaux de bois, s'il tombait, la ruade de coups qu'il recevait le faisait regretter amèrement.

Le sentant prêt pour entamer une nouvelle étape de sa vie, son bipède le lança sur ring. En face d’Asgar, un jeune un peu plus expérimenté, ayant un physique égal au sien, mais désireux d’en découdre, ce que ne ressentait pas Asgar. Ce fut son premier combat, sa première défaite et de loin la seule. Bercé par cette nouvelle rencontre et désireux de faire en sorte que cela se passe bien, le jeune chien était allé naturellement et tout guilleret vers celui qu’il pensait son compagnon. L’autre ayant compris son rôle depuis déjà quelques temps le plaqua sauvagement au sol. Asgar sentit alors les crocs de l’autre lui déchirer la peau, entailler ses muscles. Il hurla de douleur et inscrivit cette dernière dans ses souvenirs les plus profonds. Le premier round remporté haut la patte par l’autre chien, Asgar en plus de souffrir le martyr reçu une ruade de la part de celui qui l’avait entraîné. Alors que le deuxième round sonna, comme pour ne pas croire au mauvais côté de l’autre, innocent comme n’importe quel enfant, Asgar se lança de nouveau amicalement dans la gueule de l’autre. Rebelote. La cloche sonna sur la victoire de l’autre chien, la douleur perlait, le sang coulait et ce n’était pas terminé. Dans un dernier élan d’espoir, Asgar tenta une fuite inespérée, seulement son deux pattes s’y opposa violemment et contraint d’accepter une nouvelle vague de douleur, le chien blanc se lança dans un combat malgré tout, perdu d’avance.

Cet épisode marqua le petit au plus profond de son être. Depuis cette défaite, le petit se jura de ne plus jamais ressentir pareille douleur. Il se promit de ne plus jamais se laisser faire. Malgré cet échec, il fut soigné et reprit rapidement l'entraînement. Peu de temps après, les blessures encore fraîches de quelques semaines, il fut amené de nouveau sur le ring. Malgré quelques tremblements et un premier déni, revenant sur les quelques résolutions qu'il avait prit après sa première défaite, les crocs qui se plantèrent dans sa cuisse eurent raison de ses craintes et de ses bonnes intentions. Il réalisa alors que les chiens qui étaient jetés dans ce ring désiraient tous en venir au même point. Chacun souhaitait voir perdre son adversaire. Et après un dernier coup à son encontre de la part de son deux pattes, il mordit à plein croc dans la gorge de l'autre. Plus grand, plus puissant et trouvant une énergie nouvelle, il secoua si fort l'autre que son corps retomba sans vie après quelques secondes. Fin du combat. Première victoire. Début d'une nouvelle vie qui commençait.

Récompensé avec une dose d'entraînement supplémentaire à chacune de ses victoires qui suivirent, Asgar y trouva finalement son compte. Il était devenu un mâle entier et du haut de ses vingt-deux mois n'avait plus subi aucune défaite depuis cette première et unique bataille. Il était devenu celui dont tous les spectateurs de combat de chien parlaient et celui sur qui tous misaient dans l'espoir d'empocher le gros lot. Les récompenses fusèrent alors que les adversaires tombèrent. Puis, comme tout avait commencé, tout s'arrêta. Le réseau fut démantelé et alors qu'Asgar était voué à une euthanasie certaine, il ne laissa pas cette corde se hisser autour de son coup. Il se saisit de cette chance, de ce brouillard dehors, de ce climat de guerre et de massacre pour fuir le sien. Les crocs dévoilés, il fit reculer ceux qui se dressaient devant lui. Devenu libre de son deux pattes, il n'en resta pas moins prisonnier de son passé. Ayant inscrit dans son esprit la nécessité de tuer, il ne laissa plus aucune chance à la plupart de ses rencontres, il ôta des vies à des innocents, à des chiens qui n'avaient rien demandés à d'autres un peu trop collant, continuant de vivre malgré tout, comme il avait appris à le faire. Être libre enchaîné à son passé glorieux.

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