Histoire
QUELQUES MINUTES AVANT LE BOMBARDEMENT
La queue de Russell balayait mollement le sol, ses yeux étaient rivés sur la porte close et ses pattes docilement posées sur l'os que ses maîtres avaient daigné lui acheter. Ces derniers étaient rarement présents mais à cette heure-ci ils étaient censés être déjà rentrés. Le petit chiot dalmatien jeta un regard apeuré vers les pots de peintures qui gisaient sur le sol, dégoulinant allégrement sur la moquette beige. Ses maîtres allaient-ils le gronder ? Cette pensée lui fit pousser un léger gémissement et il se recroquevilla en passant sa patte sur son museau - étalant ainsi de la peinture rose sur ses babines. Russell releva la tête vers l'horloge hibou qui annonçait une nouvelle heure de passée, il détestait cette horloge. Non seulement il avait la réelle impression que ce fichu hibou le narguait - il était bien trop petit pour l'atteindre - mais en plus il lui rappelait sans cesse le nombre d'heures passées sans ses maîtres. Il lâcha un aboiement de mécontentement, au diable les voisins râleurs ! Il avait besoin de se dégourdir les pattes et dans cet appartement il ne risquait pas d'y arriver. Ou plutôt il ne risquait pas d'y arriver sans faire tomber tous les vases de la pièce, tuer les poissons rouges nageant dans l'aquarium, renverser la tv en se prenant les câbles dans les pattes ... et sûrement bon nombre d'autres catastrophes provoquées par la tornade Russell qui n'allaient sans doute qu'aggraver son cas. C'est alors que des aboiements - d'abord lointains - attirèrent son attention. Il se releva sur ses pattes en tendant l'oreille, s'approchant de la baie vitrée. Dehors, dans les rues de Washington, les humains se pressaient, couraient dans tous les sens, tombaient puis se relevaient. D'autres ne se relevaient pas d'ailleurs. Était-ce un jeu ? Un cache-cache grandeur nature peut-être ! Russell réfléchissait déjà à une idée pour s'échapper de l'appartement et aller jouer avec les humains et autres chiens, qui dirait non à une partie de cache-cache ?
DURANT LE BOMBARDEMENT
Russell recula rapidement jusqu'à se coller contre le mur, puis se loger sous le guéridon du salon. La baie vitrée venait d'exploser sous ses yeux. Ses débris jonchaient le sol de l'appartement, était-ce de sa faute ? Il voulait juste rejoindre les gens dehors pour participer à leur partie de cache-cache, jamais il n'avait voulu casser la baie vitrée. A petits pas il s'approcha du balcon en grognant, mécontent de ses caprices qui lui causaient sans cesse du tord. Cette fois-ci c'était certain : la peinture sur la moquette toute neuve plus la baie vitrée cassée c'était le combo gagnant pour un aller simple à la fourrière. Dehors un nuage de fumée épais s'élevait, l'empêchant de visualiser les gens. Il s'approcha du balcon. Encore un peu. Une nouvelle explosion. Et il chuta.
Bordel. Pourquoi était-il né chien ? Apparemment les chats retombaient toujours sur leurs pattes sans trop de dégâts. Lui aussi il était retombé sous ses pattes mais elles avaient cédés sous son poids et il commençait à se demander si elles n'étaient pas cassées. La douleur se répandait dans tout son petit corps de chiot. Ses faibles gémissements n'étaient pas assez audibles pour que quelqu'un lui vienne en aide, de toute façon il avait l'impression que les rues dévastées étaient complètement désertes.
« Hé bah mon p'tit gars, on peut pas franchement dire que t'es en bon état. Si tu veux mon avis tu ferais mieux de ne pas rester là, je ne sais pas ce que ces fichus humains ont balancé mais ça m'a pas l'air d'être de la poudre de fée si tu vois c'que je veux dire. Voyons voir tes blessures. »
Les yeux à demi-clos, Russell parvenait à distinguer le visage du chien qui lui adressait la parole. Caïn. Un puissant Doberman sans maître ni loi, errant dans les rues de Washington sans autre but que celui d'inspirer la terreur. Cette rue de Washington était son territoire et il était suffisamment féroce pour dissuader ses assaillants de tenter de lui prendre. Mais là, son territoire était réduit en cendres. Et il venait en aide à un pauvre petit chiot dalmatien. Un nouveau gémissement s'échappa de la gueule de Russell alors qu'il sentait la mâchoire de Caïn se refermer sur son corps frêle. Il le déplaçait. En même temps il gisait maintenant depuis dix bonnes minutes dans une benne à ordure et ce n'était pas très hygiénique, encore moins avec des plaies lui barrant le corps.
QUELQUES JOURS SUIVANT LE BOMBARDEMENT
Caïn l'avait sauvé d'une mort certaine, Russell lui était redevable. Depuis plusieurs jours les deux chiens erraient dans les rues dévastées de Washington, avaient considérablement maigris et ne se nourrissaient que de quelques petites proies qui s'aventuraient encore dans ce coin là. Leurs maigres passages dans les égouts avaient le don de dégoûter Russell et ses plaintes incessantes avec eu rapidement raison de Caïn. Malgré les retombées du bombardement ils tentaient de rester le maximum de temps à la surface pour prendre l'air - du moins le peu d'air encore respirable qu'ils pouvaient trouver - et avoir encore des repères quant à la nuit et au jour. Russell sentait déjà ses pattes se plier sous lui à force de parcourir les rues, il éprouvait une fatigue intense et poussait des gémissements plaintifs mais se devait de suivre les grandes enjambées de Caïn. Il ne cessait de se demander où se trouvaient ses maîtres à l'heure actuelle et la partie de cache-cache commençait à l'ennuyer. Un bruit de verre brisé lui fit relever la tête.
« Russell, réfugies toi dans les égouts ! »
Il ne fallait pas lui demander deux fois, la peur s'emparait déjà de lui. Caïn lui avait apprit qu'il devait se méfier de n'importe quel bruit suspect; les rues étaient désertes et ils n'avaient croisé personne depuis des jours. Un quelconque signe de vie pouvait être de mauvaise augure. Étirant ses pattes du mieux qu'il pouvait, la plaque de l'égout sur sa tête, Russell observait la scène qui se déroulait devant ses yeux. De sa cachette improvisée personne ne pouvait le remarquer. La stature imposante de Caïn fut rapidement rejointe par deux rottweiler. Sans s'en rendre forcément compte, Russell retenait sa respiration. Ces deux chiens ne venaient pas de Washington, il l'avait comprit en les voyant tourner de façon agressive autour de Caïn. Aucun chien ne tournait habituellement de manière carnassière autour de Caïn, c'était comme une règle Washingtonienne chez les chiens d'ici.
« Je crois que vous vous êtes perdus, mes petits chihuahua. Boston c'est pas vraiment de ce côté. Je vous aurais bien proposé de vous raccompagner mais je ne joue pas les guides touristique. »
Les muscles de Russell se crispaient en voyant Caïn s'approcher de sa cachette dans l'idée de le rejoindre avant de poursuivre leur route. Russell aurait adoré cette perspective mais ce n'était visiblement pas le cas des deux Rottweiller dont les grognements s'intensifiaient en voyant le Doberman leur tourner le dos. De sa cachette Russell pouvait voir leurs crocs acérés dans leur gueule béante tachée de sang. Alors qu'il aurait aimé crier pour prévenir son ami du danger qui le guettait, les mots restaient coincés dans sa gorge. Sans prévenir les deux rottweiler se jetèrent sur Caïn, lui lacérant le cou et le flanc, sans faire attention aux plaintes de Caïn - qu'ils n'entendaient tout simplement pas, tellement le petit chiot était terrorisé. En à peine quelques secondes, le corps sans vie de Caïn gisait sur le sol dans son propre sang. Les yeux humides de Russell observaient les deux Rottweiler s'éloigner de leur victime et disparaître dans une rue voisine. Le jeune chiot dalmatien sortit alors de sa cachette, son museau se glissa sous la gueule de son mentor pour le pousser délicatement en essayant de le réveiller. Voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir, il se laissa tomber sur le sol et se recroquevilla contre le flanc qui ne se levait plus sous sa respiration de Caïn. Désormais, il était définitivement seul. Seul, et au milieu de nul part.